(dés)activable
Une possibilité commence toujours à deux. C’est le minimum requis pour choisir. Faire advenir la condition minimale de la possibilité, c’est ce que propose manifestement et radicalement, l’interrupteur.
Avec l’interrupteur il nous est possible d’interrompre ou d’autoriser un courant. Rien d’autre n’est proposé que la possibilité d’activer ou de désactiver quelque chose. Tout objet doté d’un interrupteur permet d’interrompre ou pas une activité. L’interrupteur, parce qu’il permet justement d’interrompre, permet de se dispenser d’une seule et unique activité. Avec l’interrupteur, l’objet peut s’activer et se désactiver. Sans interrupteur, l’objet s’apparente à un monologue sans interruption. Un lampadaire sans interrupteur, le réverbère par exemple, ne peut pas s’éteindre la nuit, ou du moins ne peut être éteint par les citadins car ils n’ont pas accès à l’interrupteur. Si les citadins pouvaient éteindre ou allumer l’éclairage public de jour comme de nuit, cela perturberait me semble-t-il la vie moderne des citadins. À ce titre, l’extinction de l’éclairage public n’est pas ordinaire et se produit par exemple lors d’une coupure de courant ou d’un spectacle pyrotechnique. Des pannes ou des interruptions extraordinaires en somme.
Il y a des situations, où l’interruption n’est pas envisageable, et cela bien souvent pour des raisons de sécurité, de santé, de vie et de mort. Si le patient pouvait interrompre l’intervention du chirurgien, ce dernier ne pourrait certainement pas l’opérer. La situation inverse, notamment par anesthésie, est d’ailleurs privilégiée. Il s’agit ici de situations impératives qui ne peuvent être interrompues, et qui peuvent être avantageuses pour les uns mais aussi nuisibles pour les autres. Le réverbère maintient l’éclairage public mais sa pollution lumineuse perturbe la vie animale. L’anesthésie facilite l’opération chirurgicale mais ses effets suppriment les sensations. Pour le premier, pouvoir éteindre les réverbères permet de diminuer la pollution lumineuse mais affecte la vie nocturne des citadins. Pour le second, pouvoir arrêter l’anesthésie autorise la conscientisation du patient mais par conséquent ne soulage plus la douleur. Il est sans doute important de ne pas exclure la possibilité d’imposer des impératifs. Ils peuvent s’avérer essentiels à la vie. Mais peut-on exister dans ces dispositions ?
Pouvoir interrompre, c’est maintenir la possibilité de faire autre chose. À l’inverse, ne plus pouvoir interrompre équivaut à une obligation à laquelle on ne peut se soustraire.
Avec l’interrupteur, l’objet n’est pas indispensable. Il est la possibilité la plus radicale et la plus minimale de se dispenser d’un objet. Il est possible de ne pas s’en servir aussi bien de manière pratique que perceptive. Il est courant de circonscrire l’interrupteur dans son action pratique, celle d’activer ou de désactiver quelque chose. Il est possible aussi de comprendre l’interrupteur dans l’allure même de l’objet, la possibilité de porter attention ou non à un objet. La possibilité d’oublier ou de veiller, de penser ou de ne plus penser à l’objet. Une allure d’objet, je dirais discrète et honnête, qui permet de s’en passer comme d’y passer du temps. Une allure qui ne force pas l’attention, mais qui l’invite.
Par exemple, la relation n’est pas du même ordre entre un panneau publicitaire et un panneau de signalétique. Le premier cherche plutôt à capter notre attention, tandis que le second nous y invite sans pour autant s’imposer à nous. Le premier nous demande de croire en quelque chose, voire nous commande – j’ai envie de dire – de croire en la publicité en tant que telle, et le second nous indique, nous invite à quelque chose d’autre. L’objet publicitaire est persuasif, voire captologique1. Sont élaborées dans l’objet différentes techniques de persuasion, de captation et d’intrusion. Ce n’est pas sans rappeler l’addiction et la violation de la vie privée que provoquent ces techniques. Une interruption perceptive possible travaillée dans l’allure de l’objet qui donne à la signalétique, l’utilité de pouvoir s’en servir comme de ne plus s’en servir pour faire autre chose. Pour la publicité, le courant doit passer, le message doit passer. Pour la signalétique, il ne doit pas nécessairement passer mais on doit pouvoir l’utiliser comme ne pas l’utiliser. Une forme travaillée de façon à pouvoir toujours être saisie ou non par l’attention que l’on porte à l’objet. L’interrupteur permet d’interrompre une activité et d’en entreprendre une autre, tout en maintenant la possibilité de la poursuivre, voire de la faire évoluer.
Interrompre, c’est faire une pause mais pas rien.
Pouvoir activer ou désactiver c’est aussi contrôler la durée, le début et la fin, d’une activité et d’une inactivité. Composé du préfixe inter- et du verbe rompre, le mot interrompre signifie étymologiquement rompre entre. Contrairement à la destruction qui consiste à supprimer quelque chose, l’interruption permet de reprendre le cours des choses. C’est un intervalle, ou plutôt une sorte de succession d’intervalle. Pouvoir interrompre, c’est pouvoir aussi reprendre le fil, le fil de la conversation par exemple. Le fil d’une conversation peut reprendre son cours après une interruption. Interruption qui d’ailleurs ne vient pas nécessairement de quelqu’un d’autre. On peut s’interrompre soi-même pour préciser un terme et ainsi clarifier la discussion. Plus que de pouvoir reprendre le fil, l’interruption participe à l’évolution. Les congés payés sont une interruption de l’emploi, mais participent aussi à son maintien.
Prendre congé comme on dit, pour s’en aller, pour se permettre de s’éloigner de certaines obligations. Concernant l’emploi, l’institution des congés payés comme la réduction du temps de travail sont autant d’actions pour circonscrire les obligations de l’emploi. L’emploi ne peut se supporter sans interruption.
L’interruption est le résultat d’un choix, et pas seulement une affaire de durée. Avec l’interrupteur, on a toujours le choix. Avec l’interrupteur, même le fait de ne pas choisir fait partie des possibilités. En temps de crise, il n’est pas rare que des restrictions s’imposent. Certaines libertés sont alors suspendues. Des dispositions pénibles mais parfois nécessaires. Des dispositions légales, sanitaires, écologiques et bien d’autres. Elles sont supportables dans la mesure où elles doivent maintenir la vie, mais insupportables lorsqu’elles ne peuvent être interrompues. Si nous ne pouvons pas en discuter, nous résisterons ou nous nous abandonnerons à elles. Lorsqu’elles ne sont plus nécessaires à la vie, ou pire lorsqu’elles la détruisent et qu’elles ne peuvent s’interrompre, alors vient le temps de la défaite ou de la résistance. C’est l’absence d’interrupteur, l’absence de la possibilité d’interrompre, qui n’est pas soutenable de mon point de vue. Si quelque chose ne peut être interrompue, c’est que bien souvent nous sommes dépendants ou disposés à cette chose. S’il n’y a pas d’interrupteur, c’est que nous ne pouvons pas ne pas y avoir affaire.
Certaines choses ne peuvent être interrompues parce que nous en sommes dépendants, ou plutôt qu’elles sont des systèmes incessants. Et quand ça ne marche plus, les répercussions peuvent être dramatiques. Pouvons-nous interrompre une centrale nucléaire sans pour autant la démanteler ? Pouvons-nous interrompre notre compteur d’électricité sans pour autant s’extraire du réseau d’électricité ? Pouvons-nous interrompre la captation des données d’un réseau social sans pour autant perdre nos correspondances ? Pouvons-nous interrompre une usine ? Pouvons-nous interrompre l’état d’urgence ? Pouvons-nous interrompre l’économie2 ? Des questions mal posées ici à mon sens, mais qui méritent réflexion et attention.
Je ne plaide pas pour l’interruption, mais pour la possibilité d’interrompre. Quand je conçoit un objet, notamment un objet utilisant une énergie exogène, j’aime pouvoir maintenir, voire favoriser la possibilité d’interrompre. Parce que j’aime la possibilité d’interrompre mon action et mon attention sur l’objet. Parce que je crois bien que nous sommes plusieurs à l’aimer. Ce n’est pas seulement la possibilité de changer de mode, mais bien la possibilité de se dispenser d’un objet. Je fais référence ici à l’inverseur. Je vais m’interrompre un instant pour poursuivre ma méditation, car je ne peux pas ne pas parler de l’inverseur. Un inverseur permet de changer de mode, comme on dit. Il permet de (dé)tourner le courant. Avec un inverseur, lorsqu’on ferme un circuit, un autre s’ouvre automatiquement et instantanément. Il permet de changer la direction du courant, comme un échangeur d’autoroute. Il peut proposer plusieurs modes et permet de choisir une direction parmi différentes directions, comme un rond point. Autre exemple, dans un autre registre, le commutateur du four électrique, celui qui propose différents modes de cuisson et non le thermostat, est un inverseur. J’en parle un peu plus dans le texte « (dé)régler ».
Avec un inverseur, on ne peut pas arrêter le courant, on ne peut pas modifier le courant, on peut seulement choisir une direction parmi plusieurs directions possibles. Parce que différentes directions ont été préalablement conçues.
Encore un autre exemple. Lorsqu’un site internet propose de passer d’un thème clair à un thème sombre, le Dark mode, il est possible de choisir entre deux états, entre une allure claire et une autre plus sombre. Certaines personnes préféreront pour différentes raisons le thème sombre du site, d’autres le thème clair. C’est une possibilité propre à la technicité du site, car il est possible techniquement de proposer ces deux options sur le site. Le thème clair et le sombre ont été pensés et conçus ultérieurement. Par cet exemple, je veux aussi préciser qu’un inverseur qui propose deux modes se rapproche de l’interrupteur par l’expérience de la dualité, l’un ou l’autre. Cependant, un interrupteur sur un site internet proposerait non pas de changer de mode, mais seulement de l’allumer ou de l’éteindre. L’inverseur et l’interrupteur ont en commun la (dés)activation, mais leur action sur le courant est différente. Le premier agit sur la direction du courant dans un circuit, tandis que le second agit sur son entrée. Plus il y a d’inverseurs dans un circuit et/ou plus de circuits attachés à un inverseur, plus il y a de parcours potentiels. Une arborescence dans laquelle il est possible de naviguer, de choisir un parcours. Je dis bien parcours, parce qu’avec l’inverseur, le courant passe toujours et les parcours ont déjà été prévus. Un interrupteur s’il offre plusieurs parcours, permet d’activer un parcours parmi plusieurs parcours, mais permet aussi de tous les désactiver. On se rapproche presque d’une forme de réglage. Avec l’inverseur, c’est différent, on ne peut pas ne pas activer. Quand on active un parcours avec un inverseur, l’autre se désactive automatiquement et simultanément. Dans un autre langage, un interrupteur c’est pouvoir ne pas dire oui ou non, et avec un inverseur c’est ne pas pouvoir ne pas dire oui ou non. La question se pose : est ce que l’inverseur permet d’exercer une pratique autonome ? Est ce que choisir parmi plusieurs parcours participe à l’exercice de l’autonomie ? Est ce qu’avoir plusieurs fonctions dans un même objet participe à l’exercice de l’autonomie ? Est ce que pouvoir élire un candidat parmi plusieurs candidats est une pratique autonome ? Est ce qu’un gouvernement qui ne comptabilise pas le vote blanc est une démocratie ?
Ce qui manque dans l’inverseur, c’est la possibilité de vraiment éteindre, sans que quelque chose d’autre ne s’allume.
Comme il manque la validité du vote blanc dans l’opération électorale du gouvernement français. Par cet exemple, je veux préciser qu’un interrupteur s’inscrit dans un circuit. S’il est dissocié de ce circuit, il ne sert à rien. Je considère que le vote blanc est l’interrupteur du circuit électoral, s’il est bien sûr considéré valide dans le décompte des différentes expressions électorales. En france, les bulletins blancs ne sont pas valides, car ils ne sont pas considérés comme des suffrages exprimés. Autrement dit, je ne peux pas ne pas choisir. C’est une situation insoutenable et bien connue des citoyens français. Si le vote blanc est un vote valide, je peux exprimer que l’offre politique ne me permet pas de faire un choix. Autrement dit, je peux ne pas choisir. Plusieurs circuits peuvent être affectés à un interrupteur, comme plusieurs interrupteurs peuvent être intégrés à un circuit. Si je poursuis ma réflexion avec mon exemple précédent, une élection peut être interrompue par une majorité absolue de vote blanc, et un programme peut être interrompu par référendum.
Au fond, je pense que l’inverseur ne permet pas l’exercice de l’autonomie, parce qu’il lui manque la possibilité de ne pas choisir. Est ce une pratique autonome que de choisir entre Facebook ou Amazon, pour partager ses données personnelles ? Ici, la condition d’une pratique autonome vis-à-vis du partage des données personnelles est d’abord de pouvoir et de pouvoir ne pas les partager. Contrairement à l’inverseur, l’interrupteur ne me laisse pas seulement dans l’usage3, dans la consommation. Je peux éteindre pour faire autre chose, une chose qui n’a pas été prévue. L’interrupteur permet d’éteindre vraiment, il ne propose pas une autre configuration qui aurait été prévue d’avance.
Mettre en veille n’est pas éteindre.
Verrouiller son téléphone, ce n’est pas l’éteindre. Je pense qu’il faut réhabiliter l’interrupteur, car il participe à la visibilité de la technique. Est-ce qu’éteindre à distance un objet dit “connecté” avec une télécommande m’assure-t-il que le courant ne passe plus ? La télécommande est-elle l’interrupteur ? À mon sens, l’interruption n’est pas complète, elle est partielle, voire illusoire. J’en profite ici pour souligner qu’il se développe des tendances d’invisibilisation4, de prestidigitation et de suppression de l’interrupteur. Des tendances qui préfèrent la mise en veille, l’allumage automatique, le fonctionnement permanent et diverses stratagèmes pour annihiler notre action et notre attention sur la technicité des objets. Verrouiller ou déverrouiller son smartphone, ce n’est pas l’éteindre, c’est le personnaliser, au sens de la personne. Certes, cette action permet d’éteindre l’écran, mais ce n’est pas sa véritable fonction. Il sert à éviter que quelqu’un d’autre ne l’utilise et donc à personnaliser des données. On est passé du code personnel, à l’empreinte digitale au scan de son propre visage pour déverrouiller son smartphone. Le (dé)verrouiller n’a pas pour fonction l’interruption, même s’il apparaît comme tel, mais la personnalisation. Pour l’utilisateur, cette fonction lui sert parce qu’elle évite que quelqu’un d’autre n’utilise son smartphone et ses données. Pour le fournisseur, cela lui assure la personnalisation des données de l’utilisateur. Ce n’est donc pas un verrou. Le fournisseur continue d’accéder, de collecter, de traiter et de partager les données de l’utilisateur. Même “verrouiller” par un mot de passe, une empreinte digitale, une reconnaissance vocale et faciale, le terminal mobile est personnel mais pas privé.
Pour que l’interrupteur soit véritablement un interrupteur, il doit s’insérer dans le circuit.
Il s’implante au sein d’un courant comme composant. Autrement dit, la fonction “Appuyer pour déverrouiller” du smartphone n’est pas inscrite dans le courant, le flux de données transférées entre le dispositif et les fournisseurs. En “verrouillant”, l’écran s’éteint mais le dispositif5 reste allumé. L’écran noir fait diversion. Souvent le visible cache l’invisible, ou fait diversion. Il convient alors de se poser des questions relatives à la fonction et à la forme de l’interrupteur. Des questions de design en somme. Qui doit pouvoir interrompre ? Quelles conséquences de l’interruption ? Qui doit avoir la responsabilité de l’interruption ? Qui a accès à l’interrupteur ? Comment paraît l’interrupteur ? Par quelle forme paraît-il ? Quelle place occupe-t-il ? Le pronostic vital est-il engagé ? Bref, une infinité de question sur les conditions matérielles de l’exercice de l’autonomie.