Du design thérapeutique
Si les transformations actuelles paraissent comme des opportunités, elles peuvent aussi être des menaces. Qu’elles soient écologiques, énergétiques, technologiques, numériques ou autres, elles modifient nos milieux de vie et les objets qui les composent. Ces milieux n’ont cessé, ne cessent et ne cesseront d’évoluer. C’est une évidence. Dans ce contexte évolutif permanent, de nombreux objets sont inventés et développés. De nouvelles fonctions, de nouvelles formes et de nouveaux signes adviennent et nous environnent. Mais quelles sont les intentions de ces objets qui nous entourent ? Quel est leur impact sur nos vies ? Il semble que ce contexte prolifique nous demande de redoubler de vigilance. Il ne s’agit pas tellement de mépriser ou d’éviter certains objets, mais plutôt de leur prêter attention. Autant les objets qui nous entourent peuvent nous aider à prendre soin de nous, autant ils peuvent se montrer toxique pour nos milieux et pour nous même. L’objet est à la fois un poison et un remède, un pharmakon (Platon). Il peut aussi bien améliorer que détruire.
« La technique est un pharmakon : remède et poison — ainsi du marteau qui peut servir aussi à bâtir qu’à détruire. Et l’écriture est autant un instrument d’émancipation que d’aliénation. Aujourd’hui, le Web permet à la fois la participation de chacun et la captation des données personnelles. Penser le pharmakon, c’est faire de cette condition tragique une question de thérapeutiques1 ».
Notre mission de designers est donc plurielle. D’abord, nous devons aiguiser notre regard pour repérer ces paradoxes internes aux objets. Nous devons affiner l’attention que nous portons à nos différents milieux afin de comprendre le monde en perpétuelle évolution. Il nous est primordial de prendre conscience et d’appréhender les tensions pharmacologiques des objets qui construisent nos milieux, leurs effets curatifs et destructifs. Nous nous engageons à faire des objets qui proposent des expériences soutenables. Nous soutenons les projets à visée thérapeutique en créant davantage d’objets qui soignent plus qu’ils n’empoisonnent, et bien sûr en transformant leurs puissances toxiques en forces curatives. Nous voulons, à travers les objets que nous créons, inviter les individus et les organisations à prendre soin de leurs milieux. Dit plus simplement, faire des remèdes plus que des poisons. Mais cela ne suffit pas !
À l’heure où la disruption à tout prix s’impose et cause par la même les effets dévastateurs que nous connaissons, où l’innovation devient invariable, uniforme et trompeuse, où le bullshit l’emporte sur la langue, où les valeurs aussi vertueuses soient-elles prennent le pas sur la réflexion, où le smart nous rend bête, bref à une époque où la société de contrôle n’est plus une fiction, les situations d’incurie ne cessent de se présenter à nous. Et même si certaines transitions à l’œuvre à travers le monde incarnent plus ou moins une vision soutenable pour nos sociétés et pour notre planète, elles ne se réalisent pas, en général, sans porter atteinte à certaines de nos libertés. Au delà de promouvoir les remèdes plus que les poisons, nous pensons et plaidons pour des objets auxquels nous pouvons faire et porter attention, que nous pouvons soigner. Plus que composer avec ces tensions, le design doit proposer selon nous des libertés de faire et de savoir, inviter à nous soigner et à soigner nos milieux. Car même avec la plus grande attention, tout objet reste un pharmakon.
C’est pourquoi, le Collectif Bam travail selon deux principes de conception du droit à l’attention : le droit à l’attention pratique, la praticabilité, et le droit à l’attention perceptive, la perceptibilité. Un objet praticable est un objet auquel on peut faire attention, dans son sens pratique. Un objet perceptible est un objet auquel on peut porter porter attention, dans sons perceptif (Stiegler).
« La formation de l’attention est toujours à la fois psychique et sociale, car l’attention est à la fois attention psychologique, perceptive ou cognitive (« être attentif », vigilant, concentré) et attention sociale, pratique ou éthique (« faire attention », prendre soin) : l’attention qui est la faculté psychique de se concentrer sur un objet, de se donner un objet, est aussi la faculté sociale de prendre soin de cet objet2 ».
L’attention pratique existe dans une infinité de pratiques attentionnelles comme le (dé)réglage, le (dé)montage, le (dés)assemblage, la (dé)formation, le (dé)placement, la (dés)activation, le (dé)ménagement, la (dé)composition, etc. Ces pratiques sont toujours manuelles et se réalisent toujours avec des objets maniables ou manipulables (Illich).
« L’outil maniable est conducteur d’énergie métabolique ; la main, le pied ont prise sur lui. L’énergie qu’il réclame est productible par quiconque mange et respire. L’outil manipulable est mû, au moins en partie par l’énergie extérieur. […] Cependant, l’outil manipulable peut dépasser l’échelle humaine3 ».
Cependant, un objet praticable n’est jamais complètement praticable. C’est la part d’attention pratique possible sur son cœur technique qui fait de lui un objet praticable. Au delà des fonctions, proposer une marge de manœuvre sur le cœur technique d’un objet est une invitation à jouer avec le matériel, le matériau et la matière. C’est jouer avec les forces, les courants, les tensions, les énergies, avec le jeu même existant entre deux pôles. Par exemple, le potentiomètre (étymologiquement potentiel- et -mètre) d’une guitare électrique qui permet de contrôler le volume, la tonalité et certains effets sonores, agit directement sur les capacités techniques de l’instrument, dont les micros. Un programme, un automate, un dispositif 4 et tout objet conditionnant l’individu n’est pas un objet praticable. Un objet praticable est un objet de soin et un objet soignable. C’est un objet d’individuation (Stiegler). Faire un objet dont les possibilités de réglage ne concernent pas son cœur technique ne forme pas un objet praticable et peuvent former des objets qui nous font croire, voire qui nous demande de nous comporter comme nous si croyons, en une pseudo-liberté d’attention. Le design, tel qu’il est soutenu ici, demande de l’attention.
« Je préfère l’idée de « ménager des espaces de liberté » et de multiplier ce faisant les occasions de pilotage ou d’orientation de nos vies par nous-mêmes, non pas chacun pour soi, mais tout de même en permettant à chacun de compter pour soi. Refusant de souscrire à toute entreprise qui, sous couvert de lien, mettrait en réalité en œuvre des chaînes et des enchaînements, j’associe ces occasions à la notion de conduite, notion que je distingue à son tour de celle de comportement (l’animal se comporte, l’homme se conduit). Or nous ne pouvons, véritablement nous conduire qu’en raison de l’existence de marges de manœuvre qui font non seulement que tout n’est pas réglé d’avance mais encore que nos choix n’emportent pas avec eux, à chaque fois qu’ils se font, tout le reste du monde5 ».
La part d’attention pratique de l’objet n’est donc pas réglé d’avance. Elle n’assigne pas l’individu à des usages et à des comportements, mais elle ouvre à des pratiques6. C’est un espace blanc (le -able de praticable, étymologiquement blanc), un espace de liberté dans l’objet qui permet une infinité de pratique. Cependant, tous les objets ne sont pas des objets de design. Certains objets sont incurables, ou plus précisément déterminés formellement à être incurable. Ils ne peuvent proposer d’espace de liberté, ne peuvent se doter d’une part d’attention possible, qu’elle soit pratique ou perceptive.
Enfin, l’attention perceptive demande dans la conception d’un objet, une recherche d’authenticité. Elle existe dans l’étude, l’observation, l’analyse, la compréhension, l’identification, la présentation, la découverte et une infinité de pratiques attentionnelles qui permet l’émergence et le partage de savoirs. La perceptibilité est la capacité d’un objet à être perçu par l’expérience sensible et à en faire une connaissance. Faire un objet perceptible ne consiste pas à concevoir un objet de médiation, un objet intermédiaire. Il ne s’agit pas non plus de faire médiation dans l’objet, autrement dit d’ajouter des explications sur la forme de l’objet, et encore moins de faire de ses explications des éléments ludiques, même par souci de compréhension. La narration parce qu’elle couvre l’objet d’une scénarisation, l’illustration parce qu’elle couvre l’objet de représentations, la perspective parce qu’elle assigne à un point de vue, la notification parce qu’elle couvre l’objet de stimulus, le symbole parce qu’il couvre l’objet de citations, ainsi que l’ensemble des techniques de persuasion qui provoquent des pertes d’attention. Penser la perceptibilité d’un objet, c’est faire la part des choses entre la présentation et la représentation, entre le signe et le symbole, entre le style et la forme. La recherche d’authenticité demande une réflexion sur les savoir-faire du design.
« Le design a tenu à manifester l’utilité le plus franchement possible. Qu’est-ce qu’un objet ou une situation franchement utile ? C’est un objet ou une situation dont l’utilité n’est pas couverte, dont l’utilité ne passe pas sous couvert d’autre chose7 ».
Un objet perceptible est un objet dont la forme manifeste clairement l’utilité, la structure et le fonctionnement, de manière à pouvoir le comprendre et veiller sur son état. La perceptibilité d’un objet ne réside pas dans sa fonction, mais bien dans sa forme. Cependant, la perceptibilité n’est pas non plus une promotion de la transparence en tant que valeur dominante. La pratique de design consiste à faire advenir un objet dont la forme convient à son milieu. Faire de la transparence, le mot d’ordre de la perceptibilité, équivaut à promouvoir autre chose que ce qu’il convient de faire. Le design n’est pas du marketing, n’est pas de la gestion et n’est pas non plus de l’ingénierie. Il ne préfigure pas, il ne promeut pas, il ne valorise pas, il ne préconise pas, il ne persuade pas, mais il propose. Le design, comme nous le définissons ici, laisse une part d’attention perceptive possible. Et c’est cette part d’interprétation possible de l’objet qui fait de lui un objet perceptible. Un tel design découvre les objets de ce qui nous ne permet pas de porter attention à eux.